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Les levées de cadavres dans les archives judiciaires |
Après avoir travaillé pendant quatorze ans dans les archives financières parisiennes de la première moitié du XVIIe siècle, je décidai de consacrer mes recherches à Lyon et de mintéresser à la vie quotidienne des humbles, plus particulièrement à leur façon de shabiller. Pour cela, je connaissais la source classique des inventaires après décès. Mais ce nétait point tant le contenu des coffres et des armoires qui mintriguait que lordre dans lequel les hommes et les femmes de lépoque se vêtaient et comment il se modulait selon leurs métiers, leurs activités, leurs âges ou leurs états. Une autre source simposait : les levées de cadavres, conservées parmi les archives judiciaires dans la série B des Archives départementales du Rhône et la série FF des Archives municipales de Lyon. Sous lAncien Régime (comme maintenant), toutes les fois quune personne mourait de mort violente, la justice était saisie. Sur place, lexamen du corps et des vêtements portés donnait lieu à un procès-verbal. Un chirurgien recherchait aussi les origines du décès. Cela permettait de reconnaître la personne - si elle nétait pas connue du voisinage - et dautoriser ou non lenterrement en terre chrétienne, le suicide et le crime donnant lieu à poursuites.
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Les quatre documents exposés proviennent de la justice du faubourg de la Guillotière et datent de la fin de lAncien Régime. Le 15 août 1781, la foudre est tombée sur lauberge de lhôtel de Pierre-Scize aux Brotteaux, tuant un client. Le 11 juin 1785, on trouve un homme pendu à un arbre. Le 11 novembre de la même année, une mère célibataire accouche dune fille mort-née et le curé du lieu refuse de linhumer sans ordonnance de police. Le 14 novembre 1788, le cadavre dun noyé aborde près de lîle Moignat quon a commencé à rattacher au futur quartier Perrache. Une victime des éléments naturels, un suicide, une présomption dinfanticide, un accident : quatre types de morts subites sont donc relatés.
Étienne Roujon, procureur aux cours de Lyon et lieutenant de juge de la juridiction de la Guillotière, accompagné de son greffier et dun huissier, se rend sur les lieux avec le procureur fiscal. Il décrit lendroit précis où se trouve le cadavre, sa position exacte puis le corps lui-même. On tente parfois de donner un âge. Vient ensuite le déshabillage du mort. Pour chaque pièce de vêtement sont donnés le nom, la matière, la couleur et létat. Le foudroyé porte ainsi un habit de drap gris avec des boutons en poils de chèvre gris, une veste de basin blanc, une culotte de ratine noire, une chemise de toile de ménage garnie de mousseline commune, des bas de soie blancs et des souliers de cuir portant des boucles de métal. Tous les vêtements du pendu sont décrits comme étant " rompus, usés, déchirés " . Les poches sont vidées et le contenu décrit. Ainsi peut-on apprécier lévolution des vêtements, des étoffes et des couleurs, de lhygiène aussi (on note labsence de linge de corps) et pénétrer dans lintimité des défunts.
Puis le chirurgien est convoqué. Ses observations, et éventuellement une autopsie, précisent les circonstances de la mort et conditionnent le lieu de sépulture. Le foudroyé va au cimetière de la Guillotière ; le noyé et le pendu, au charnier du même endroit. On constate quà la veille de la Révolution, le suicide ne donne plus lieu au procès fait au cadavre. En revanche, une enquête est réalisée dans lentourage de la mère célibataire de 17 ans, Françoise Lepaule. Elle raconte sa pitoyable relation avec " un Monsieur dont elle ne sait ni le nom ni la demeure, venu loger à lauberge [tenue par sa grand-mère] qui la prise avec brutalité une soirée sous le hangar près dun fagotier ". Le chirurgien ayant constaté que le décès provenait dun avortement spontané et de la naissance prématurée, Étienne Roujon autorise lenterrement du nouveau-né dans lendroit réservé aux enfants morts sans baptême.
Les levées de cadavres donnent beaucoup dautres renseignements que le seul habillement. On mesure ainsi toute leur importance et, dune manière générale, celle des sources judiciaires pour appréhender les moeurs de lépoque.
Bibliographie
Françoise BAYARD, " Au coeur de lintime : les poches des cadavres. Lyon, Lyonnais, Beaujolais. XVIIe-XVIIIe siècles ", Bulletin du Centre dhistoire économique et sociale de la région lyonnaise, n° 2, 1989, pp. 5-21.
Françoise BAYARD, " Régions et morts subites en Lyonnais et Beaujolais aux XVIIe et XVIIIe siècles ", dans Du provincialisme au régionalisme XVIIIe-XXe siècles, Festival dhistoire de Montbrison, 1989, pp. 211-222.
Françoise BAYARD, " Les crimes de sang en Lyonnais et Beaujolais, XVIIe-XVIIIe siècles ", dans Histoire et criminalité de lAntiquité au XXe siècle. Nouvelles approches, 1992, pp. 273-281.
Françoise BAYARD, Vivre à Lyon sous lAncien Régime, Perrin, 1997, 352 p.