Les octrois


Au milieu des années 80, j’ai commencé des recherches sur cinq grandes villes françaises de province au XIXe siècle. Je voulais comprendre comment Bordeaux, Lyon, Marseille, Saint-Étienne et Toulouse s’étaient accommodées des problèmes urbains entraînés par l’augmentation de la population et l’industrialisation au cours de cette période. J’ai étudié des sources secondaires et travaillé dans les archives locales, dont celles de Lyon, qui, à cette époque, n’avaient pas encore inventorié la période post-révolutionnaire, ce qui ne facilitait pas mes recherches. Une de mes interrogations était de savoir d’où venait l’argent qui finançait les services urbains alors en pleine expansion.

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La Révolution avait aboli les octrois puis les avait rétablis peu après, si bien qu’au cours du XIXe siècle, ils constituèrent la plus importante source de revenus, entre 75 % et 90 % du budget des villes. On levait l’octroi principalement sur la nourriture, les boissons, le combustible et les matériaux de construction : les tableaux répertoriant les montants prélevés sur ces produits fournissaient des informations fort utiles sur leur consommation. Mais les archives contenaient d’autres documents encore plus fascinants sur les octrois, sujet peu étudié par les historiens.

Les gouvernements urbains étaient mal organisés avant la Révolution et la plupart des services offerts - ramassage des ordures, éclairage des rues, collecte des octrois - étaient pris en charge par des groupes privés pour le compte de la ville. En 1767, la ville signa un contrat de neuf ans avec une compagnie privée qui collectait les octrois et payait en retour la somme annuelle de 1.06 millions de livres à la ville. L’avantage pour la ville était de pouvoir tabler sur un taux annuel fixe et d’éviter des frais administratifs. Les bénéfices tirés de cette ferme allaient aux membres du groupe privé. L’inconvénient de ce système était que la compagnie, sans égard pour les habitants, récoltait l’argent de façon souvent abusive. Après 1807, la ville de Lyon se chargea elle-même de la collecte, employant du personnel chargé de lever l’impôt et empochant l’argent que les " fermes " gardaient auparavant pour elles.

Pour lever l’octroi, les villes bâtirent des barrières à leurs entrées. Certaines, comme celle présentée ici, située au parc de la Tête d’Or, qui se trouvait alors en dehors du périmètre de la ville, étaient superbement faites. Les gens qui entraient dans Lyon devaient déclarer les marchandises qu’ils amenaient avec eux et s’acquitter d’une taxe qui était alors dûment répertoriée par les employés qui opéraient aux barrières.

Les octrois ne furent jamais populaires. Pendant la Révolution, puis en 1830 et en 1848, la foule brisa les barrières. Les hommes politiques de gauche considéraient l’octroi, à juste titre, comme un impôt régressif visant injustement les pauvres, une " taxe immorale ". La coalition des socialistes et des radicaux menée par " l’Empereur Rouge ", le maire Victor Augagneur, permit à Lyon de devenir la première grande ville à abolir les octrois, par décision du conseil municipal le 20 décembre 1900. La ville trouva donc d’autres sources de revenus : elle créa un impôt sur les chevaux, les équipages, les automobiles, les bars, les propriétés, les entreprises, les alcools et les locations. Le maire Édouard Herriot, un anticlérical convaincu, ajouta plus tard une taxe sur les célibataires, attaque directe dirigée contre les nombreux prêtres et moines habitant la ville.

À l’époque, l’abolition de l’octroi fut vécue comme un courageux saut dans l’inconnu. Certains prédirent la faillite de la ville. Mais les taxes qui remplacèrent l’octroi lui fournirent approximativement la même source de revenu.

D’autres villes suivirent avec grand intérêt l’expérience lyonnaise, mais peu d’entre elles eurent le courage de la tenter. Paris n’abolit l’octroi que dans les années 1920, et Bordeaux en 1928. La plupart des villes attendirent le décret de Vichy de 1943 pour le supprimer. À cet égard, la ville de Lyon peut se targuer d’avoir joué un rôle novateur.


Bibliographie

William B. COHEN, Urban Government and the Rise of the French City, New York, St Martin’s Press, 1998.