Un monument transposé :
à propos d’un projet non réalisé
pour le pont Saint-Clair

Le travail de doctorat sur l’architecte Gaspard André (1840-1896) que nous terminons permet d’éclairer le passage de ce que l’on peut appeler la " fin " du classicisme à l’orée du Mouvement Moderne, période peu étudiée de l’histoire de l’architecture. Outre le fonds Gaspard André et les documents administratifs concernant les commandes publiques (théâtre des Célestins II-III, fontaine de la place des Jacobins, groupe scolaire de la rue Tronchet), les Archives municipales de Lyon possèdent des documents qui ont enrichi indirectement notre recherche.

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Le projet de pont sur le Rhône, proposé sans doute vers 1918 à l’administration municipale par l’ingénieur C.-R. Chalumeau (1879-1972) et l’architecte C. Colliard, devait permettre de relier par le tramway la rive droite au parc de la Tête d’Or et au nouveau Palais de la foire. Le débouché vers le quartier Saint-Clair présentait une intéressante disposition qui reprenait l’idée d’un monument conçu trente ans plus tôt par un homme qui paraissait oublié.

Dès 1878, G. André avait en effet prévu de compléter l’entourage dessiné par Tony Desjardin pour le monument Vaïsse transporté de la place des Jacobins à la place de Perrache (1877), en installant au centre une haute et massive colonne soutenant un lion. Lorsqu’en 1885 le conseil municipal décida d’ouvrir un concours pour ériger à cet endroit le monument du centenaire de la République, l’architecte remit de manière un peu polémique deux grands dessins ( H : 144 cm ; L : 115 cm env.) richement encadrés qui ne correspondaient ni à la manière (des maquettes étaient demandées) ni au sujet. Sous la devise énigmatique XYZ, l’un d’eux présentait deux colonnes jumelées d’ordre composite, ornées de bagues en " plomb doré " et soutenant un fragment d’entablement complet sur lequel figurait la statue d’un lion en marche. L’ensemble reposait sur un piédestal chargé de figures et d’inscriptions évoquant Lyon antique et moderne et le rôle de la cité dans l’histoire. Les " Statues et mascarons " des quatre Saisons ornant les fontaines et balustrades existantes complétaient cette évocation de la marche du temps.
Comme dans le portique contemporain de la nef de l’église Saint-Joseph des Brotteaux et dans une méditation toute " moderne ", G. André avait cherché dans le motif central à ramener des proportions classiques entre les différentes parties d’une sorte d’ordre claustral transposé à une échelle colossale. Il s’inspirait peut-être des couronnements d’hypogées funéraires syriennes (Ve siècle après J.-C.) ou de projets contemporains de tombeaux (H. Mayeux, tombeau de Hamlet ; J.-L. Pascal, tombeau de J. Michelet), références qui donnaient à ces colonnes un caractère très dramatique, destiné à " arracher le visiteur aux préoccupations extérieures " et le préparer à traverser la cité. Le projet fut évidemment mis hors concours, mais le jury signala " l’intérêt qu’il y aurait à lui chercher un emplacement sur une des places publiques de Lyon ". Comme la fontaine de la place des Jacobins, le monument favorisait les transparences. " Haut et svelte , il laissait passer l’air et la lumière, il terminait la perspective et ne la supprimait pas " regretta É. Aynard dix ans plus tard.

La composition inspira cependant le futur célèbre architecte américain Paul Cret (1876-1945), alors jeune élève de l’école des Beaux-Arts de Lyon, collaborateur de L. Rogniat (1852-1934), ancien assistant de G. André, pour le dessin de couverture des livraisons de L’oeuvre de G. André publié à partir de 1897. En 1918, C.-R. Chalumeau et C. Colliard, ayant pu sans doute accéder au document original conservé alors au musée des Beaux-Arts de Lyon, en font une simple copie à l’échelle pour l’arrangement du débouché d’un pont sur le Rhône. Ce réemploi répondait aux attentes du jury de 1887 et, tourné vers le centre de la cité, le monument semblait préparer le passant à franchir les portes de l’avenir. Curieusement, c’est Tony Garnier (1869-1948), dans son Projet de Monuments aux morts (1920), qui comprit mieux que personne les qualités formelles et le sens du projet de son aîné. Après d’autres, il trahissait ainsi sa dette vis à vis de l’oeuvre d’un architectes du début de la troisième République que l’actualité de l’Art Nouveau puis du Mouvement Moderne avait un peu occulté.


Bibliographie

Croquis d’Architecture, janvier 1888, f° 5-6.

Anonyme, " Monuments de la République et de la place Carnot ", dans L’oeuvre de Gaspard André, A. Storck, 1897-1898, pp. 53-54, pl. 53-54.

Gérard BRUYERE et Noëlle CHIRON, Gaspard André, 1840-1896, architecte lyonnais : catalogue raisonné du fonds G. André (sous-série 33 II), suivi de Sources complémentaires, avec la collaboration de Gilbert RICHAUD, avant-propos de Jeanne-Marie DUREAU, Lyon, Archives municipales, 1996, 228 p., (coll. Bibliothèque des inventaires, 2).

F. GEENWELL GROSSMAN, The civic Architecture of Paul Cret, New-York, Cambridge University Press, 1996.

À paraître

Gérard BRUYERE et Gilbert RICHAUD, " Les monuments de l’Hôtel de Ville ".